Paradis perdu

Publié le par jumellesloupes

«Ils regardèrent derrière eux, et virent toute la partie orientale du Paradis, naguère leur heureux séjour, ondulée par le brandon flambant: la porte était obstruée de figures redoutables et d'armes ardentes.»

-John Milton, Le Paradis perdu

 

Je dois trouver la clef. Je l'ai perdue. Elle est en moi, mais retenue par des chaînes, celles de mon inconscient, celles de l'angoisse et du remords. Mes rêves sont la clef, et je les ai perdus. Sans eux, réussir mon travail est une chose impossible. Il semblerait que tout me soit subtilisé.

Je n'ai pas de nom. Je l'ai jeté dans la déchiqueteuse il y a bien longtemps, car si je l'avais conservé, on m'aurait retrouvé et la mort aurait suivi. Je change donc de nom après chaque mission, je me métamorphose aussi, je mue comme un serpent, changement de peau et de coupe de cheveux, parfois une barbe, ou une moustache, ou rien du tout. C'est comme ça dans mon métier. Un matin, on se regarde dans le miroir et le suivant, en sursautant on pointe notre arme sur le reflet car on ne se reconnaît plus.

Les villes changent souvent, elles aussi. Mais pas cette fois, car aujourd'hui, et demain et les jours suivants, je travaille à Amsterdam. L'endroit, hormis sa belle architecture, pose un agréable contraste par son calme et sa stabilité, son immobilité. Ses canaux amènent une odeur plaisante et marine, on se croirait en pleine mer.

C'est le soir, et mes rêves sont donc partis, seul espoir de réussite et unique indice que je possédais. Je dois les reprendre. J'ai incessamment en tête le visage des vies que j'ai dévorées dans le feu, la poudre et la lame. Les plaies sur leurs corps me consument et la concentration m'est donc interdite. Je dors peu, et quand j'y arrive, c'est comme un téléviseur mort. Non, il n'y a même pas de parasite sur l'écran de mes paupières, c'est comme un téléviseur simplement éteint, que je regarde mais duquel je n'arrive pas à dénicher l'interrupteur.

J'appelle une amie que j'ai ici car peut-être pourra-t-elle m'aider percer mon mur psychique. Je sais qu'elle connaît assez bien la théorie des rêves et qu'elle saura trouver une réponse à mes questions. Elle vient chez moi et, au lieu de simplement lui parler comme à une amie, je la séduis et lui fais l'amour, un vrai James Bond incapable de séparer travail et vie sexuelle.

«Bonjour, M. Ian Flemming, comment allez-vous aujourd'hui? Demandai-je.

-Très bien, merci. Pendant que j'y suis, je voulais te dire que le prochain tome de la série allait t'être consacré.»

Non, je blague, ne vous inquiétez pas. Quand elle se réveille, elle est toujours sous l'effet de mon philtre, Iseult n'ayant d'yeux que pour le preux chevalier.

«Bonjour toi. Lui dis-je d'une voix tendre et charmante.

-Ça fait longtemps que j'dors?

-Non, non, rassure-toi, à peine une petite demie-heure.»

Je lui ai susurré cette phrase à l'oreille pour ne pas la brusquer et entrer doucement dans le vif du sujet. Je continue.

«Tu as bien dormi?

-On ne peut mieux. Et toi, t'as dormi?

-Non, je n'y suis pas arrivé. Ça fait longtemps que je n'ai pas bien dormi, en fait.

-Sérieux? Combien de temps?

-Je ne sais pas, peut-être une semaine, peut-être plus. Et en plus, quand je dors, je ne rêve même pas, tu te rends compte? Pas une seule image, pas la moindre vision fugitive. Il faut croire que ma prison est bien gardée.

-De quoi tu parles, ta prison?

-C'est sans importance. Le fait est, je ne rêve plus, et ça m'agace.

-Bah, ça va te revenir, je suppose.

-Tu ne connaissais pas la théorie des rêves?

-Ben, ça fait longtemps, j'ai pas mal oublié tout ça, depuis le temps. Pourquoi?

-Je pensais que tu pourrais me donner des trucs pour que mes rêves reviennent, ou quelque chose du genre.

-Bah, non, pas vraiment, désolée. Mais bah inquiète-toi pas, ça va te revenir.

-Oui, je suppose. Merci quand même, ma belle, tu es un ange.

-Ça fait plaisir, mon chou.»

Déçu je la laisse partir et retrouver son copain. Son vrai copain.

Séance de vide et d'ennui, toujours aucun appel de l'agence, et le bleu dans l'âme. Soudain, un souvenir de jeunesse m'assaille, trépidant, naïf. C'était à l'époque, quand j'étais encore un adolescent qui buvait trop et prenait de la drogue avec des amis. C'était la débauche, et je ne peux pas dire que c'était une époque fade de ma vie. Je ne sais pas pourquoi ce souvenir me surprend dans ma tristesse, mais il le fait, et me remémore la sensation de la drogue sur ma langue, dans mes poumons et dans mes veines. Peut-être qu'en refaisant l'expérience de la drogue, j'arriverais à me souvenir des rêves éveillés artificiels que j'avais lorsque mon corps assimilait les produits. Et peut-être que, ce faisant, je pourrais amener ces chimères dans mon sommeil et ouvrir la cellule, scier ses barreaux, et reprendre mon outil de travail.

Je me mets donc à la recherche d'une drogue. Ce n'est pas très difficile, les drogues sont tellement à la portée de tout le monde, de nos jours. C'est une drogue hallucinogène et psychotrope. Il aurait été vain dans mon cas d'utiliser une drogue stimulante ou autre chose qu'une drogue créant des visions prophétiques... Je consomme donc et me mets à voir... Des images... nébuleuses... confuses... colorées et vives, grandioses... fantasmatiques et chimériques... L'état atteint une perfection quasi divine, c'est de la divination, je suis capable de voir les guerres à venir, celles passées et celles présentes, je suis capable de prédire les épidémies et les grands mariages. Je suis Nostradamus lui-même, on me traite d'hérétique, je m'exile. Je vois le monde entier. Quel état extatique!

Je suis désormais apte au sommeil. Je me couche, je m'endors lentement et... aucun rêve. Rien. Le néant. L'abîme. Lorsque je me réveille, je suis au bord de la crise de larmes, brisé, détruit, et nauséeux. Je m'assied sur le lit et prend ma tête entre mes mains. Je contrôle ma respiration, inspire, expire, inspire, expire, comme ça, c'est bien, reprends mon calme. Je dois trouver un autre moyen de rêver. Si les deux précédents se sont avérés //vains, il doit y en avoir un qui fonctionne.

Je réfléchis, je cherche. Je me dis que si l'amie que j'ai vu connaissait la théorie des rêves, cette connaissance devait bien venir de quelque part. Probablement d'un cours qu'elle a suivi, ou encore, bien sûr, des livres! C'est éclat de lucidité me redonne le sourire magiquement.

Je saute hors du lit, je m'habille en vitesse et cours presque à la librairie la plus proche, j'y trouve sans grande difficulté ce que je cherche: un livre s'intitulant «Le rêve, la recherche» de Michel Jouvet. Je l'achète et retourne chez moi, m'enferme et en fais la lecture pendant toute la journée, car l'agence ne m'appelle pas. Je lis donc, ne prenant pas de pause pour manger, mais seulement pour aller aux toilettes lorsque cela s'avère primordial. Autrement, j'évite toute interruption, tout dérangement, et à la fin de la journée il ne me reste que la moitié du livre à lire. Je me couche et cette fois, l'endormissement ne se fait pas attendre. Je suis épuisé.

Et je rêve.

Cela commence par une image, une simple nature morte.

Puis une succession de portraits immobiles mais vivants.

Et devient ensuite une réelle scène en mouvement.

Je rêve. Le rêve que je fais est étrange. Je rêve d'un grand arbre, d'un fruit rond et rouge, d'un vif rouge, le fruit ressemble à une pomme, et je me vois qui le consomme, mes yeux s'illuminent, puis le ciel s'obscurcit rapidement, les nuages sont noirs, pas simplement gris, noirs comme de l'ébène ou de l'obsidienne, et la pluie se met à tomber rapidement, c'est un déluge, je suis trempé jusqu'aux os, j'ai froid et je grelotte, et les éclairs fusent autour de moi, rageurs, terrifiants, apocalyptiques...

Je me réveille. Je suis en pleine forme, j'ai repris de la couleur. Je n'ai plus de demie-lunes bleues sous les yeux. Je mange bien aujourd'hui, je suis allègre, je prend une marche, je termine la lecture du livre. J'appelle mon amie et lui raconte tout. L'histoire de la drogue, du livre et des rêves. Nous rions bien, surtout lorsque je lui dis que je me prenait pour Michel de Nostredame, dans mon délire. Je la laisse ensuite vaquer à ses occupations et me fais moi-même à souper, en profite pour réfléchir.

Mes rêves de la nuit précédente n'ont pas étés fructueux au niveau de la révélation d'indices, mais je dois bien leur laisser le temps. Après toute cette absence. Je me couche, et cette fois encore, les rêves viennent, plus nombreux, plus touffus et luxuriants, plus riches et colorés, d'un niveau grandement supérieur à leurs aînés.

Quand je me réveille, je cherche le livre pour le relire. Je regarde sur la table de nuit, où je l'avais laissé la veille, mais il n'y est pas. Étrange, j'étais pourtant bien certain de l'y avoir laissé. Je regarde donc partout ailleurs dans ma chambre, mais nulle trace de l'ouvrage. Je constate que la porte de ma chambre est déverrouillée. Et je l'avais verrouillée avant de me coucher. Aurais-je donc été volé? J'effectue un examen plus minutieux de ma chambre. Et je découvre que certaines choses ont été déplacées à mon insu: ma garde-robe, certains tiroirs et certaines armoires... J'ai été volé, j'en suis sûr. Et je ne vois qu'une seule option quant à la personne qui m'aurait volé mon précieux livre: mon amie. Il n'y a qu'elle qui ait entendu parlé de ma difficulté à rêver et qui savait que j'avais acheté un livre miraculeux. Je vais aller lui rendre une petite visite...

Je sors de chez moi en vitesse et me dirige vers elle. Le ciel est sombre et nuageux, mais il est aussi ardent que la braise et l'atmosphère est étouffante. Aucun soleil en vue, que le gris des nuages de pluie, et les gouttes se mettent à tomber, noires comme la suie et brûlantes comme de l'acide. Lorsque j'arrive chez elle, je déverrouille prudemment la porte, afin de lui faire une petite surprise. La porte est maintenant ouverte. J'entre, elle fait un saut qui la propulse au plafond et elle échappe mon bien dans sa peur. J'avais donc raison, elle me l'avais volé et elle le lisait.

«Ce n'est pas ce que tu crois,» me dit-elle. Le bon vieux classique. Mais quelque chose cloche. Le timbre de sa voix alors qu'elle prononce ces mots. Et son visage. Elle a un énorme sourire accroché aux lèvres et sa voix se moque de moi. Que me cache-t-elle? «C'est même plus, continue-t-elle.

-Instruis-moi, et fais-le vite, ma patience a des limites.

-Disons que je sais ce que tu fais de ta vie, et que tes rêves sont la seule façon pour toi de réussir dans ton métier. C'est ton point faible. L'agence me l'a dit. Elle t'a qualifié d'obsolète. J'ai été chargée d'accomplir un travail, et disons que ta façon de procéder m'intriguais. Mais cessons de bavarder, je n'ai pas que ça à faire.

-Et moi donc,» Dis-je avec de la haine dans la voix.

Deux claquements de palme sur l'eau, deux feux follets. Nous sommes les deux couchés par terre. Un autre claquement, et son corps s'immobilise, inerte. C'est terminé. L'agence a bien réussi son coup. Elle a fait d'une pierre deux coups. J'ai mal et mon sang se perd dans le sol de bois. J'ai touché au fruit interdit de l'arbre de la connaissance, et à travers mon délice j'ai convaincu Ève d'y goûter elle aussi. J'étais ignorant, et maintenant que le fruit est consommé, la connaissance me vient, mais au prix de ma vie. Je suis condamné à mourir, et Ève aussi. Dieu nous a chassé du Jardin d'Eden. Ça prend bien la mort pour tout comprendre...

Publié dans Écrits ludiques

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