13 octobre

Publié le par jumellesloupes

13 octobre, 23h

 

Il regarde sa montre, soupire, lève les yeux. Il déglutit en regardant l'entrée du bar, déglutit une seconde fois, regarde à nouveau sa montre, incertain, puis relève les yeux et regarde à nouveau l'entrée du bar. Les néons rouges de l'enseigne sont agressants de luminosité, et l'odeur de fumée de cigarette s'échappant de la porte est puissante et mauvaise. Il fouille sa poche pour s'assurer que l'objet est toujours là, qu'il n'était pas tombé par inadvertance. Il soupire à nouveau, comme pour se donner de la force, puis entre dans le bar d'un pas hésitant.

 

13 octobre, 18h

 

Il est au téléphone avec l'autre, avec celui qui lui a volé la mallette.

«On va faire un deal, dit ce dernier. J'ai ta mallette et je sais que tu es dans la marde si tu la récupères pas. Et j'ai décidé que je vais te rendre ta mallette, mais à une seule condition: tu vas me donner le quart de ce qu'il y a dedans. Sinon, pas de mallette pour monsieur. Penses-y, Paul, je te rends service, en te redonnant ton dû. L'argent que tu vas me donner, c'est juste une petite compensation financière, il faut comprendre, je dois bien vivre aussi.

-Maudit chien sale, t'as tout le temps été un fucking rapace, toi! T'as aucune idée d'à qui t'as affaire!

-J'ai affaire à un homme dans le trouble, et je sais aussi que je suis penché au-dessus de lui et qu'il est soumis à moi. J'ai pas envie de perdre mon temps avec toi au téléphone, minable, tu acceptes ou pas?

-Tu l'sais ben que je peux pas te donner le quart de ce qu'il y a dans la valise, bordel. Je peux essayer de t'en donner le dixième, mais pas le quart...

-Non. C'est le quart ou c'est rien, c'est bien clair, ça?

-Richard, chien sale! Tu m'as vraiment toujours tout pris. Là, je suis dépouillé jusqu'à l'os, et tu me prend encore tout! L'argent qu'il y a dans la valise va sauver une vie, me semble que c'est pas compliqué à comprendre ça! Si tu prends de l'argent dedans, cette vie sera plus sauvée!

-Rien à foutre moi que tu te sois mis dans la marde. Et anyway j'ai plus l'impression que c'est ta vie à toi que tu veux sauver, pas sa vie à elle. Si tu voulais vraiment la sauver, t'aurais pas fait ça.

-Commence pas à me juger en plus! J'ai pas le temps de niaiser maudite marde, je dois lui remettre l'argent demain, tu vas me la donner la maudite mallette, oui ou non?

-Comme c'est là, tu me fais pencher vers le non. T'as pas l'air à comprendre que ton argent, je vais te le prendre. Moi aussi, j'ai des problèmes et, moi aussi, j'ai besoin d'argent. Je pourrais la garder au complet, mais je suis généreux et charitable, donc je te la redonne, moyennant un petit dédommagement.

-Fuck! C'est beau, maudite crisse, c'est beau, j'vais te le laisser ton tabarnak de dédommagement, mais rends-moi ma caliss de valise!

-Calme tes nerfs, ça sert à rien de t'énerver! Vingt-trois heures, au Clutch's. À plus tard.»

Il raccroche sans laisser à Paul le temps de répliquer. Celui-ci lance rageusement le téléphone à l'autre bout de la pièce en poussant un grand cri. Le fil se rompt. Le téléphone se brise.

«Fuck!» hurle-t-il. «Fuck fuck fuck fuck!» Il savait qu'il n'aurait jamais dû entrer en contact avec lui. Son frère. Richard. Ce connard de rapace. Depuis sa plus tendre enfance son frère use de sa supériorité pour le soumettre. Il était conscient de sa force et de la force des mots, et il usait de tous les moyens possibles pour compromettre son jeune frère et profiter de lui. Il lui volait son argent, ses amis, il lui avait volé une copine, pour la laisser trois jours plus tard. Et maintenant il lui vole la mallette. Il faut absolument qu'il la récupère, pour sauver la vie de Rachel, et la sienne...

Vingt-trois heures, au Clutch's. C'est noté, grosse chiure, c'est bien noté. T'aurais dû t'appeler Caïn, salopard maudit.

 

13 octobre, 24h

 

Il est assis sur son lit, nu. Son corps est imbibé de sueur. Il n'a pourtant pas couru pour venir chez lui. Il a pris un taxi. Il a les coudes appuyés sur ses genoux, la tête au creux des mains. Il tente de réfléchir. Il en est incapable. Il respire bruyamment. On pourrait presque penser qu'il souffre d'asthme. Il sait qu'il est maintenant coincé entre l'arbre et l'écorce. Que faire? Il faut croire qu'il n'a plus d'autre choix. Le plan B va devoir être exécuté. Exécuté? Il lui reste trois heures à tuer. Trois heures avant de devoir y aller. Avec de la chance, il n'auront rien remarqué d'ici là.

Paul se lève péniblement, se dirige vers la commode. Il y prend assez de vêtements pour une semaine, les apporte vers le lit. Il se met à les plier. Ses mains lui font un mal de chien. Elles sont rougies. C'est la marque de son œuvre. Il a la mort imprimée sur la peau. Il voit ses doigts s'agiter nerveusement sur le tissu souple des chemises. Mais ce ne sont plus des doigts. Ce sont des couteaux. Ils coupent les vêtements et les réduisent en guenilles. Des larmes lui voilent les yeux. Elles forment une coulée de mer. Jamais il ne s'est senti ainsi. Les couteaux tranchent la mer et l'assèchent. Il revoit dans sa tête le cadavre. Le souvenir est si précis. Maintenant le corps inerte est sur le plancher de sa chambre. Le sang qui s'écoule de la tête tache le sol. Paul pousse un cri. Il court vers la salle de bain pour prendre une serviette. Quand il revient, il n'y a plus rien. Il laisse échapper un soupir chevrotant. Pour la première fois, il se rend pleinement compte de la gravité de son acte. De son échec. Il revient vers le lit.

Les vêtements se sont pliés et empilés sans qu'il s'en rende compte.

 

13 octobre, 17h

 

Sa mallette est volée. C'est à cause de son sale frère, c'est lui qui la détient. Il doit la récupérer, sinon Rachel va mourir, et cela il ne le veut surtout pas. «Pour rien au monde. Rachel, pense-t-il. Petite fleur. Je ne veux pas te perdre, tu es tout ce qui me reste. Je vais te sauver. Je vais récupérer l'argent et le donner à ces gens avec qui j'ai fait affaire. Et ils vont faire en sorte que tu ne meures pas. Ils vont soigner ta maladie, et c'en sera fini de ce malheur qui a tellement duré. Ils vont la soigner, ta leucémie. C'est une promesse que je te fais.»

Belle vie! Tellement d'échecs. Tellement de mésaventures, de malchances et de troubles, comme si le sort s'acharnait sur lui. Son frère qui lui vole tout, sa femme qui le quitte, son emploi médiocre, peu payant et peu considéré, et maintenant sa fille qui est atteinte de leucémie, et lui qui est forcé de faire affaire avec une bande maffieuse. Tellement d'échecs.

 

13 octobre, 23h12

 

«Ostie d'enfant d'chienne, tu vas me la redonner en sacrament sinon moi je vais te péter la face en marde, pis ça sera crissement pas long, calisse!» dit-il en le frappant à nouveau au visage avec la choppe vide. Cela fait un bruit creux et sourd au contact de son crâne.

La réponse ne vient pas. Il frappe avec hargne, plus fort. Toujours pas de réponse. Il assène un nouveau coup. Mais la réponse ne vient pas. Elle ne viendrait jamais. Le corps dans ses bras ne bouge plus. La tête pend mollement, toute violacée et enfoncée. Personne n'ose s'approcher. Tous sont intimidés par la force brute qui se dégage du corps en furie de l'assaillant. Même les plus corpulents restent aux abris. Le barman, barbu, tatoué et tout fait de muscles, ne s'approche pas par peur de représailles. Pas que l'assaillant soit très imposant physiquement. Seulement, on arrive à littéralement sentir sa frénésie meurtrière. Ses yeux rouges, ses mains veineuses. Tout respire la poisse chez cet homme.

Comprenant enfin que l'autre ne se relèverait jamais, le meurtrier grogne rageusement, rejette le corps sur le sol glissant et quitte le bar. Il se réfugie dans une ruelle et reste à l'affût d'une sirène. Il n'y en a pas. Soit on n'a pas encore alerté la police, soit elle n'est pas assez proche. Il ne reste pas inactif longtemps. Il sait qu'il se fera prendre s'il reste ainsi, seul dans une ruelle sombre, du sang partout sur les vêtements, à quelques mètres d'un cadavre monstrueusement mutilé. Il se débarrasse de ses vêtements, les bras tremblants et faibles. Ses narines se dilatent et se contractent rapidement au rythme de sa respiration. Ses yeux énormes et très mobiles fouillent tout ce qui l'entoure. Il ne garde que les pantalons et le chandail à manches courtes. Ils sont aussi tachés de sang, mais il se dit que ce serait encore plus suspect si on le voyait courir dans la rue en sous-vêtements. Il a récupéré l'objet dans sa poche avant de jeter son manteau.

 

14 octobre, 5h

 

Paul monte les marches, légèrement rassuré. Regardant autour de lui, avec de brefs regards inarticulés, il cherche un siège, en trouve un de libre tout au fond de l'habitacle, y prend place. Il ferme les yeux et soupire car, ici, ils ne viendront pas le chercher.

Les gens continuent à rentrer dans l'avion, et bientôt on ferme les portes. L'avion s'apprête à décoller. Il entend les dizaines de voix surexcitées, mais il ne se laisse pas emporter et ne leur crie pas de «se la fermer bordel de Dieu», parce que maintenant il n'a plus rien à craindre et l'euphorie de la connaissance du lendemain le fait sourire, ce qui lui arrive très rarement, trop rarement.

Les moteurs se mettent à rugir, et leur son est assourdi par les épaisses cloisons du cockpit. Paul sent ensuite les vibrations du mouvement lent puis de plus en plus rapide de l'engin. Décollage. Rétractation des roues. Le voilà tout à fait calme. Il respire lentement, à l'aise dans le siège rembourré. Il regarde par la fenêtre et voit les nuages violacés marbrés de feu. Les hôtesses de l'air circulent dans les rangées pour offrir au gens des rafraîchissements, ou leur parler du menu déjeuner. Lorsque l'hôtesse est à son niveau, il demande un jus d'orange, mais «rien d'autre merci», il n'a pas très faim. Quelque instants plus tard, on lui apporte son jus d'orange. Quelqu'un le bouscule en passant à côté de lui pour aller aux toilettes. Il s'excuse, mais il a un air préoccupé et ne semble pas répondre avec intérêt. Est-ce un rêve, ou a-t-il vraiment vu quelque chose tomber dans son verre? Son cœur accélère imperceptiblement. Il secoue légèrement le verre afin d'essayer de voir si quelque chose ne reviendrait pas flotter à la surface. Rien. Il regarde le fond, peut-être est-ce trop lourd pour flotter. Rien. Il se rassure. En buvant son jus, il continue à regarder les nuages, tentant de voir à travers le voile de brume l'étendue d'eau sous ses pieds. Ou peut-être n'a-t-il pas encore quitté le continent... Peu importe, se dit-il. Il est hors de portée et c'est tout ce qui compte.

Il entend le bruit de la porte des toilettes, et ses yeux commencent à tomber. Il voit tout à travers un voile humide, la noirceur tombe lentement sur ses yeux. Sa respiration ralentit. Ses bras s'affaissent. Est-ce à cause de la fatigue? Aurait-on pu mettre un poison dans son breuvage? Est-ce que l'objet qu'il a cru voire tomber dans son verre y est réellement tombé, et si c'est le cas, s'agit-il du poison?

Il le mériterait. Tellement d'échecs dans sa vie. Il a bel et bien tué son frère, et échoué à récupérer la mallette. Il a donc également bel et bien échoué à sauver Rachel. Petite fleur. Tu te fanes déjà, et bientôt tu seras une petite fleur dans une petite boîte blanche. Paul mériterait de mourir. Il a perdu sa femme. Fait affaire avec des brigands. Il a mis sa vie en danger, et s'est humilié devant des dizaines de personnes. Il a la police au cul. Tellement d'échecs dans sa vie. Et il est toujours vivant. C'est comme s'il a au-dessus de lui une aura, faisant en sorte qu'il reste malgré tout en vie, afin de pouvoir souffrir davantage de ce qui lui arrive.

Mais d'un autre côté, il sait qu'il a une vie hors de l'ordinaire. Une histoire. Il pourrait la raconter. Écrire une autobiographie. Elle paraîtrait en tant que tel, ou en tant que fiction, et il ferait des millions de dollars. Non. Ce serait profiter du malheur des autres. Cela ne se fait pas. Il n'est pas comme son frère. Feu son frère... Richard, renommé Caïn par son frère Paul.

Enfin, ses yeux se ferment. Ses bras ballotent devant lui. Sa respiration se ralentit. Il ressemble à une masse inerte, à un rien qui se balance au vent. C'est un peu ce qu'il est après tout. Un rien qui se balance au vent du changement. Sommeil. Silence. Noirceur. Fin de cette histoire. Début d'une autre.

Publié dans Écrits ludiques

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