Les deux masques de cire
Les deux masques de cire
Transposition
Personnages:
Le roi Louis XIV
Monsieur de Folard
Monsieur de Saulx
Marquis de Dangeau
Plusieurs seigneurs masqués
(18e siècle, minuit, la scène représente le palais des glaces à Versailles; on voit plusieurs seigneurs masqués qui danseront pendant toute la scène; le roi Louis XIV entre côté cour, s'arrête, regarde les gens masqués avec satisfaction.)
Louis
Regarde, Dangeau, la foule de mes amis,
Ils sont possédés par tout le bonheur du monde!
Vois, tant d'ardeur dans la danse ils ont mis,
Le sol même de mon palais en gronde!
Monsieur de Villars, en Allemagnes1vainquant,
Méritait bien l'honneur de ce bal masqué
Voici sa récompense, mes hommes dansant
Jusqu'au petit matin, la nuit consommée.
Dangeau
Votre grandeur mérite d'être applaudie;
Et votre don pour la danse immanent,
Pourquoi ne pas leur démontrer votre talent
D'un spectacle dont ils seront grandis?
Louis
Dangeau, cette soirée n'est pas la mienne.
Ainsi je ne volerai pas la vedette:
Si je danse, le soleil lui-même, ébloui,
Ne résisterait à mon éclat;
La lune, à mes pieds, blêmirait.
Je ne veux pas de Villars être jalousé,
Car en mon cœur il est privilégié;
Son inimitié violemment me peinerait,
Comme pour le peuple la mort de moi.
Mes gens se plaisant toute la nuit
Est mieux que de conserver une dette
Envers un ami empli de haine.
(Monsieur de Folard entre en scène côté jardin, il danse avec le reste de la foule; il porte un masque horrible semblable à un visage cadavéreux, les gens semblent l'éviter mais il ne s'en rend pas compte; Louis le voit, se trouble, le fixe et le pointe du doigt.)
Louis
Qu'est-ce que cette mascarade? Qui a osé?
On est entré d'un masque lugubre vêtu!
Dangeau, va parler au déformé:
Fais-lui savoir qu'il a blessé ma vanité,
Et corrige ardemment sa bévue!
Dangeau
Messire, il sera fait selon votre volonté.
Je vais voir pourquoi l'on s'est permis
D'introduire une fantaisie aussi funèbre
En cette dionysiaque cérémonie,
Dénominateur de la mort si sombre.
(Dangeau se dirige vers Folard toujours dansant, l'arrête et l'emmène à l'écart.)
Dangeau
Monsieur, je parle au nom du Roi!
Pourquoi cette mascarade mortuaire?
Folard
De quoi me parlez-vous? Je ne comprend pas!
Je ne vois pas en quoi mon apparence est funéraire?
Dangeau
Votre masque, monsieur, votre masque!
C'est lui qui trouble le maître de céans;
Votre domino est à l'image d'un frère.
Le Roi l'avait rencontré en pays Basque,
Mais il a trépassé il y a peu de temps,
Victime du destin,
Folard
Aléa de la vie?
Dangeau
De la fatalité il a payé le prix.
Il est mort au combat, en héros
Vaincu par les tirs de trois chameaux
Mécréants au service d'une furie.
Folard
Qu'a à y voir le pauvre Folard?
Vous semblez ordonner mon départ,
Troublé hautement par mon regard
Qui perce cette salle de part en part
Vous dîtes parler au nom du Roi,
Alors agissez comme un homme droit
Laissez-moi aller à mes ébats
Nous verrons bien ce que la vie en dira.
Dangeau
Pour l'amour du bon Dieu, et au nom du Très Haut,
Veuillez épargner le misérable Dangeau,
Et démasquez votre réelle identité,
Que je ne vois plus ce maudit macchabée!
Folard
Je n'ai guère le choix que de vous écouter
Et faire, à regret, ce que vous me demandez;
Car ce masque, j'aurais aimé continuer à le porter
Jusqu'à ce que le seigneur des Cieux, auréolé,
Nous guide jusqu'à notre demeure...
(Folard, lentement, porte la main à son masque et l'enlève; à ce moment précis, il tombe sur le sol raide mort: son visage est celui d'un vieillard desséché; le masque sourit cruellement.)
Dangeau (affolé)
À l'aide! Au nom du Ciel, on se meurt!
Le malin s'est faufilé chez Louis,
Et nous sommes tous victimes d'une sorcellerie!
Seigneurs, nobles, prenez garde!
Il semble que le Démon vous nargue!
(Un groupe de nobles pousse des cris à l'autre bout de la salle, Dangeau et Louis se retournent et accourent, Monsieur de Saulx est étendu sur le sol, mort également. Un des nobles lui retire son masque, et on découvre un visage parcheminé et fragile; ici aussi, le masque sourit cruellement.)
Louis (furieux)
Quelle est donc cette horrible situation?
Deux cadavres le même soir en ma maison!
Comme si le ciel expirait du poison!
Comme si le ciel emplissait de pestilence,
Malicieuse machination de l'engeance,
Ce château de la divine ascendance!
Que l'on détruise ces hideux démons!
Je hais être l'hôte de cette réjouissance:
Alors que les rivières d'ambre
Puisaient leur force dans les chutes de pénombre,
Le péril se faufilait dans l'antichambre,
Et désormais le trépas fait partie du nombre.
Les ténèbres ont tournés au cauchemar,
Et la nature est dénaturée.
Que l'on brûle immédiatement ces masques,
La fête est désormais terminée,
Je souhaite à tout le monde un heureux départ
Si heureux on peut dire d'une telle frasque...
(Tous se dispersent et sortent de scène, rideau.)
Réflexion théorique sur le texte et le genre
«Les deux masques de cire» se déroule lors d'un bal masqué, au palais des glaces de Versailles. Le texte est à la base une courte nouvelle de cinq pages à peine, mais je l'ai transposée sous la forme théâtrale, car, que pourrait-il y avoir de plus théâtral qu'un bal masqué, et qu'est le théâtre sinon une mascarade? Il y a à mon avis une mascarade à plusieurs niveaux avec le texte: le premier est évidemment celui des personnages masqués dansant dans un bal; le second est celui des acteurs portant le masque des personnages. La mascarade des personnages est à double sens: Les nobles portent un masque représentant une personne réelle, et ces personnes réelles sont, à travers le masque, sous le déguisement de leurs porteurs.
Le théâtre est donc, selon moi, un support privilégié pour exposer l'artifice. L'époque pendant laquelle se déroule l'action est une époque où le théâtre est extrêmement important et apprécié, et donc, pourquoi laisser le texte sous la forme de prose, alors qu'on peut refléter l'intérêt artistique qu'offrait le théâtre à l'époque?
J'ai choisi le courant romantique pour ma scène, car le romantisme se porte très bien au fantastique. Le romantisme traite beaucoup du rêve, de la religion, de l'Antiquité. Avec la religion vient tous les mythes concernant les démons, le Diable, les péchés, l'enfer. Ces éléments sont très présents dans le fantastique. L'Antiquité avait aussi ses dieux, ses mythes, ses peurs, et souvent dans la littérature on a vu des situations qui auraient pu faire partie du fantastique si elles avaient été écrites plus tard, telles que les textes concernant Charon transportant les âmes mortes au royaume des Enfers en naviguant sur l'Achéron. Et en ce qui concerne le rêve, je ne me sens même pas obligé de préciser en quoi cela est relié au fantastique. Goya n'a-t-il pas dit que «Le sommeil de la raison engendre des monstres»? Bien sûr, cela ne traitait pas directement du rêve, mais cela s'y applique à merveille. La versification également m'intéressait pour ce texte, et je crois que c'est le seul courant vu en classe où les textes sont principalement sous forme de vers.
La mise en scène ne serait assurément pas dépouillée, car la scène se déroule dans le Palais des Glaces. Ainsi, il y aurait une multitude de miroirs pour rendre le plus juste possible l'aspect du lieu. Tout aurait un aspect assez baroque, aussi bien les murs que les éclairages et les danses. Les nobles danseraient pour éviter de rendre le bal masqué ridicule. J'ai également modifié la fin afin de la rendre plus théâtrale que celle de la nouvelle.
Les gens semblent, de nos jours, fascinés par le surnaturel et l'horreur, et donc peut-être que de mettre un peu d'horreur et de surnaturel dans le théâtre pourrait intéresser les gens à faire un retour dans les salles, rendre plus populaire qu'il ne l'est présentement le genre théâtral (je ne suis toutefois pas en train de dire que le théâtre est impopulaire). Et si ça peut faire en sorte que les gens quittent leur ordinateurs...
1Noter que le «s» du mot Allemagnes est volontaire, car dans le texte d'origine il est également présent. Je suppose qu'à l'époque pendant laquelle l'histoire se déroule, l'Allemagne était divisée en plusieurs pays, fiefs, ou régions, ou royaumes, ou je ne sais quoi...